Les deux pierres par Daniel l’Homond

Ils sont sur le pont, mais ils ne regardent pas passer l’eau de la Dordogne. Ils discutent, ils discutent
profondément, semble-t-il.
Deux hommes, deux amis, avec chacun une pierre dans la main. Une belle pierre comme une pomme, une
belle pierre comme une poire.
-Regarde fait l’un… Si ma pierre c’est l’Avoir, et si ta pierre c’est l’Être, tu conviendras bien qu’il faut les deux
pour avancer dans la vie : l’Être et l’Avoir…
-Oui, répond l’autre, mais si l’Avoir prend le pas sur l’Être, c’est foutu…
-D’accord, alors, on va poser l’Avoir ici. (Et il place sa pierre sur le parapet.) Maintenant, place l’Être dessus.
L’Être est supérieur à l’Avoir, mais si l’Avoir ne tient pas, s’il n’est pas assez solide, l’Être se casse la figure…
-C’est vrai, répond son ami. Faisons l’inverse… Et il place la pierre Être sur le parapet, et la pierre Avoir dessus.
C’est l’Être qui tient l’Avoir ? Et si l’Avoir tombe, il reste l’Être. Sauf que si l’Être ne tient pas, s’il n’est
pas assez solide…
-Oui, mais sans Avoir quand même, il me semble que…
-Diable, c’est compliqué ! Disent-ils ensemble.
Et à ce moment là, une maladresse ! On ne sait de qui, de l’un ou de l’autre ou des deux, une maladresse et
barabao ! Les deux pierres tombent du pont vers la Dordogne… Manque de chance, passe juste en dessous
Paulo dans sa barque. Paulo, le pêcheur de Rouffillac, et il reçoit une pierre sur l’épaule… Il crie :
-Oh, miladiù, là-haut, attention….
Aucun des deux amis n’a osé demander si c’était l’Être ou l’Avoir qui avait fait mal…
Ils se sont excusés en même temps, en criant :
-Pardon Paulo ! On est maladroit, on te visait pas…
Et puis à voix basse, l’un a fait à l’autre :
-Demain, on continuera la discussion, ici même sur le pont… Mais on prendra une feuille de tilleul et une
feuille de châtaignier : il faut savoir parler léger des choses lourdes…